L'aventure d'une plume

L'aventure d'une plume

Troisième et dernière partie

      Ma relation avec Pierre dura deux ans et se finit le jour de mon mariage. Ne me regarde pas avec autant de tristesse Henriette, le pire ne fut pas mon cœur brisé par l’amour mais par l’amitié, une forme d’amour si particulière. Pendant deux ans, Arianne avait charmé et ébloui Pierre. Cela expliquait le comportement excessivement doux de ma chère amie. Et lui, m’avait gardé pour mon profil de femme au foyer parfaite j’imagine. Par chance, je n’étais jamais tombée enceinte, Arianne, elle, oui. Pourquoi c’est une chance ? Attends, je vais te raconter.

      En réalité, elle me laissa cinq mois de sursis avant de se jeter sur Pierre. Pendant cinq mois, elle avait enfilé plus d’hommes que d’habitude, insatiable. Et puis, par manque de défis, je ne sais pas, elle me le prit. Seulement j’imagine qu’elle ne voulait pas me perdre, qu’elle ne voulait pas me faire souffrir pour se cacher si longtemps, je cherche encore à l’excuser vois-tu ? Je les ai démasqués tout bêtement. Je cherchais un endroit où respirer avant la cérémonie, communément à toute mariée. J’ai trouvé un renfoncement dans un couloir, ils avaient trouvé le même renfoncement. Ils s’embrassaient corps et âmes perdus. Je ne pouvais pas crier, parler, pleurer. Ils ont essayé de m’approcher, j’ai fui, je suis rentrée dans l’Eglise, j’ai annulé le mariage auprès des invités et je me suis définitivement enfuie de ce calvaire. Du moins, je le pensais. Je restai 10 mois chez mon frère. Il ne me posa jamais de questions, m’accueillit, s’occupa de moi et me laissa repartir quand Arianne me supplia de revenir. Un jour, en effet, je la vis à la sortie du travail, portant une robe trop large pour elle, des chaussures abimées, pas maquillée et des cernes. Ces détails peuvent te paraître futiles Henriette, mais Arianne appartenait à cette catégorie de femmes qui ne sortent jamais si leurs ongles ne sont pas vernis, alors imagine mon étonnement. Ce petit être dans ses bras regardait le monde avec tant de pureté qu’on se demandait ce qu’il faisait dans des bras aussi impurs. Elle déversa sur moi toute sa peine, me raconta que cette enfant était de Pierre, qu’il l’avait quitté pour une femme plus jeune, plus riche et qu’elle se retrouvait seule sans savoir élever un enfant et sans un sou. Je crus au début que j’étais rentrée pour l’enfant. En réalité, je me précitais encore derrière Arianne, croyant à un changement.

      L’enfant grandit, plus auprès de moi qu’auprès de sa mère. La prise de conscience d’Arianne n’eut jamais lieu, elle reprit aussi vite ses activités de croqueuse de diamant dès qu’elle fut convaincue que sa crise de larme avait bien fonctionné et que mon salaire la faisait bien vivre. L’enfant s’appelait Eléonore, elle avait les yeux verts perçants de son père et les magnifiques cheveux de sa mère ; le tout me déstabilisait constamment. Sa croissance accrut sa beauté et sa grâce. Elle excellait dans les arts. Elle peignait, photographiait, sculptait, dansait, jouait du piano, de la harpe, de la guitare, de l’accordéon, écrivait, chantait. De plus, elle réussissait brillamment à l’école. Une Léonard de Vinci réincarnée. Eternelle première, elle se pourrira la vie à vouloir l’être constamment. Je n’ai jamais remarqué son mal-être. Elle s’obligeait à réussir, je prenais cela pour de la rigueur studieuse. Elle voulait juste attirer l’attention de sa mère. Le manque d’une figure paternelle l’empêchait de s’épanouir, et je ne m’en suis jamais aperçue… A l’âge de dix-sept ans, elle chuta définitivement dans les abysses. Jamais elle n’en sortit. Ce souvenir est très douloureux Henriette, je ne sais pas si j’ai envie de… Si ? Vraiment ? Tu insistes ? Je… D’accord, bien, doucement.

      Ma petite Eléonore, qui était comme ma fille, plongea dans l’anorexie. Le 3 mars 1973, elle pesait quarante kilos pour un mètre soixante-trois. Elle s’était enfermée dans sa chambre. J’ai entendu un objet tomber depuis le salon. J’ai forcé la porte je ne sais comment. Eléonore reposait sur son lit, maigre à en crever mais avec un si beau sourire, celui du bébé que j’ai recueilli et à côté d’elle un papier avec quelques lignes : « Pardonne-moi maman Carole. Je n’ai jamais trouvé de sens à ma vie. Et Dieu, pardonne-moi de n’avoir pas su honorer tes dons si injustement offerts à ma personne ». Arianne jeta ce mot au feu mais je le connais encore par cœur. Arianne m’accusa tous les jours d’avoir tué sa fille. Sa fille… Il aura fallu sa mort pour que ça le devienne. Mon sentiment de culpabilité ne fit que grandir. Et je crus qu’en essayant de corriger Arianne, je serais enfin apaisée.

      Arianne glissa rapidement dans les limbes. D’abord avec des drogues douces puis de plus en plus dures. Je lui ai payé toutes les cures de désintoxication existantes. Fin des années 70, nous avions 50 ans, la LSD circulait encore facilement et l’héroïne ne se cachait pas. Son visage autrefois si parfait, devenait ridé, son teint cendreux, ses yeux jaunes. Elle dépérissait de taffe en taffe, de pilule en pilule, de piqure en piqure. Elle atteignait un tel degré de bonheur dérisoire qu’elle ne pouvait plus revenir à la réalité. Moi, rien que pour avoir vu de mes propres yeux cette utopie qui déchire chaque cellule de notre corps, le bonheur, si c’est ça, je n’en veux pas. Arianne était devenue faible, elle avait abandonné la vie. Elle qui l’avait si gourmandement consommée. Certes, à sa manière, mais au moins elle vivait. Elle subissait des crises de manque à hurler. Durant ces moments, j’allais lui chercher sa dose journalière. Par conséquent, étais-je aussi faible qu’elle ? Je ne sais pas… Oh tu es gentille de dire que je suis forte Henriette même si tu te trompes… Ne t’impatiente pas, j’ai besoin d’une pause, je vais continuer.

      Le jour de nos 55 ans, nous étions nées le même jour, elle fit une overdose. N’était-ce pas le destin que le jour de notre naissance soit celui de sa mort ? Eternellement liées. A son enterrement, il n’y avait que moi. J’avais tout perdu, je pensais que ma vie s’arrêterait bientôt. Mais que veux-tu ? Je suis toujours là, à 88 ans, toujours en train de déposer des roses jaunes, synonyme de jalousie et de trahison à l’époque victorienne. Oh oui, ma petite Henriette, je la hais. Je la hais seulement parce que je l’aime plus que de raison. Mon coup de foudre se fut elle en fin de compte. »

      Sur ces derniers mots, Henriette s’est jetée dans mes bras, depuis Eléonore personne ne m’avait serrée avec tant de sincérité. Elle me dit dans le creux de l’oreille : « Tu as bien vécu, les coups de foudre ne sont pas faits pour durer, comme son nom l’indique, la foudre impressionne par sa beauté mais ne persiste pas. » Elle m’embrassa, se leva et partit chercher son frère à l’école. Je rentrai chez moi, m’allongeai sur mon lit, vêtue de ma plus belle robe et parée de mes plus beaux bijoux. Henriette, je ne pourrai jamais assez te remercier. Et toi, Arianne, enfin le fil est coupé !

 

 Lisbeth Amirel

 

 



05/04/2018
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser